Pourquoi 90% des entretiens ne servent à rien

Il y a quarante ans, la graphologie était encore très présente dans les entretiens de recrutement et dans l’opinion française. Aujourd’hui, après avoir échoué à démontrer sa capacité de prédiction, la graphologie suscite plutôt scepticisme voire moquerie. Et si les entretiens de recrutement non-structurés étaient la graphologie de notre époque ?

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Un entretien non-structuré c’est un entretien où les questions ne sont pas écrites à l’avance et ne font pas l’objet d’une grille d’évaluation. C’est le cas d’une grande partie des entretiens de recrutement en France.

Pourquoi faisons-nous des entretiens non-structurés ?

Premièrement, il y a une question de formation. Dans beaucoup de cas, les recruteurs qui font passer des entretiens n’ont pas eu de formation théorique à l’entretien. C’était d’ailleurs mon cas et la plupart des entretiens que j’ai fait passer étaient non-structurés. Non pas par choix, mais par faute de savoir faire autre chose. Ensuite, nous sommes victimes en la matière de plusieurs idées reçues.

Idée reçue n°1 : L’entretien s’apprend avec la pratique

On entend souvent dire que l’entretien est une discipline qui s’apprend sur le terrain et qu’on ne peut donc pas faire de formation théorique.

La première partie est juste : certaines choses ne peuvent s’apprendre que sur le terrain. Mais c’est le cas de la plupart des disciplines. L’existence d’une partie pratique n’a jamais empêché la nécessité d’une pratique théorique. Par exemple, la photographie s’apprend avec la pratique. Mais ça n’empêche pas l’existence d’une solide théorie de l’art photographique. Idem pour la conduite : on apprend en pratiquant mais il n’empêche qu’il faut apprendre le code de la route.

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Idée reçue n°2 : j’ai le feeling

On entend également souvent des recruteurs affirmer qu’ils auraient un sixième sens, un feeling qui leur permettrait d’être bons en entretien. Un mélange de don et d’expérience qui ne fonctionne que lorsque l’on pose des questions à l’instinct, sans suivre de structure.

Quelle serait votre réaction si vous demandiez à un pilote d’avion combien d’années il avait étudié le pilotage et qu’il vous répondait : « Oh vous savez, je n’ai pas de permis, j’ai un feeling qui fait que je peux piloter à l’instinct. D’ailleurs ça fonctionne super bien : je n’ai jamais eu d’accident » ?

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Idée reçue n°3 : on n’est pas des robots, on ne peut pas écrire les questions à l’avance, ça dépend du candidat !

C’est en partie vrai. Il ne s’agit bien évidemment pas de poser des questions comme une machine et sans jamais rebondir sur rien.

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Seulement, il faut faire très attention à ce « ça dépend ». C’est le meilleur moyen de succomber à un biais cognitif.

Les problèmes de l’entretien non-structuré

Les failles de l’entretien non-structuré sont connues depuis au moins 20 ans. En 1998, Frank Schmidt et John Hunter ont publié les résultats de 85 ans de recherches (l’étude est disponible en libre accès ici). Et la conclusion était sans appel : les entretiens non-structurés et la prédiction de performance sont corrélés à seulement 14%. Piètre résultat !

Les coupables sont largement connus : les biais cognitifs. En effet, moins un entretien est structuré et plus le recruteur s’expose aux biais cognitifs. Qu’est-ce qu’un biais ? C’est un phénomène inconscient qui oriente nos décisions et nos jugements de manière irrationnelle. Si vous voulez aller plus loin sur le sujet, je vous invite à regarder l’excellente conférence d’Olivier Sibony, ci-dessous.

Un des biais les plus faciles à comprendre est le biais de sympathie. J’étais un professionnel des interrogations orales quand j’étais étudiant. Je me rappelle encore, en science physique, quand mon voisin avait eu 3 et que j’avais réussi à me sortir avec un 10 sans connaître la moindre ligne de cours. Simplement en faisant des blagues, en analysant les questions, en commençant ma réponse sur un ton assuré dans le sens induit par la question et en espérant que le prof complète la fin ou me donne un indice. Ce qu’il faisait inconsciemment à chaque fois ! Vous seriez étonné de voir à quel point faire dialoguer un professeur avec lui-même permet de réussir une interrogation orale. Pourtant, on pourrait croire que dans une science dure comme la physique on est à l’abri de ce type de biais.

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Et bien vous avez également des candidats pros de l’entretien ! Des personnes qui sont capables de vous faire la bonne blague au bon moment, de poser la question que vous attendez quand vous l’attendez, de vous dire ce que vous voulez entendre et de vous faire passer un très bon moment en leur compagnie. Car au final ils vous font dialoguer avec vous-mêmes. Puis une fois que vous les avez recruté…plus rien !

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Et des biais cognitifs il en existe des centaines : sympathie, excès de confiance, confirmation, ancrage, erreur d’Othello, etc. Le biais de confirmation est l’un des plus terribles. Vous savez c’est le phénomène qui fait que vous pardonnez les défauts de vos amis. Mais lorsque c’est votre pire ennemi les mêmes défauts vous exaspèrent au plus haut point. C’est également ce biais qui fait que si vous avez une bonne impression d’un candidat lors des 30 premières secondes, vous aurez inconsciemment tendance à lui poser des questions qui confirmeront cette bonne impression.

Ne parlons même pas des recruteurs qui cherchent encore à déstabiliser les candidats en entretien (si vous faites partie des derniers qui le font encore, par pitié arrêtez tout de suite). C’est une des meilleures manière de provoquer ce biais. Sans compter que vont alors se rajouter d’autres parasites : des mécanismes de défense du candidat qui font que l’information obtenue sera biaisée. Quelqu’un sur la défensive vous répondra ce qu’il pense que vous voulez entendre. Ou alors il perdra ses moyens.

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L’autre raison du manque d’efficacité des entretiens non-structurés c’est qu’ils rendent l’harmonisation des résultats très compliqués. Si deux candidats ont été reçus par deux recruteurs différents et que chacun a posé des questions différentes, comment peut-on ensuite comparer les résultats ?

Alors, pourquoi continuons-nous à faire des entretiens non-structurés ?

Tout simplement car la plupart des recruteurs ne se sont pas intéressés aux résultats scientifiques sur le sujet. De la même manière que les adeptes de la graphologie à une époque. « [La graphologie] est très séduisante, car à un niveau très grossier quelqu’un qui est soigné et sérieux a tendance à avoir une écriture soignée », mais la pratique est « absolument inutile… vouée à l’échec ».

Et, malheureusement, c’est une illustration du biais d’excès de confiance : 90% des recruteurs que j’ai rencontrés pensent être meilleurs en entretien que la moyenne des recruteurs ! C’est évidemment mathématiquement improbable. En fait, même lorsque l’on comprend que l’on est collectivement mauvais, on a tendance à penser qu’on est individuellement bon. En d’autres termes : ça n’arrive qu’aux autres ! C’est malheureusement la même dynamique qui fait que certaines personnes sont convaincues de conduire convenablement en état d’ébriété.

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Pourtant, il est extrêmement dangereux de s’en remettre uniquement à un instinct. La plupart des phénomènes sont totalement contre-intuitifs (sinon la science ne servirait à rien). D’ailleurs, si on ne nous l’avait pas appris si jeune, nous serions nombreux à penser que la Terre est plate. On trouverait même que c’est évident.

Et même pour les recruteurs qui se sont déjà intéressés au sujet, il est compliqué de remettre en question une pratique quand cela implique de reconnaître qu’on a soi-même été mauvais. À ce titre l’histoire d’Ignace Philippe Semmelweis est sidérante. En 1847, le taux de mortalité après un accouchement était de 18% ! Quasiment une femme sur cinq succombait à son accouchement des suites d’une maladie totalement inexplicable.

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Or, il se trouve qu’à cette époque on ne comprenait pas encore ce qu’était un microbe. Les médecins faisaient donc souvent des autopsies avant de procéder aux accouchements, sans se laver les mains. Semmelweis a été le premier à démontrer expérimentalement qu’on pouvait faire chuter le taux de mortalité à 1% en se lavant les mains après une autopsie ! Puisque personne ne soupçonnait l’existence des microbes (Louis Pasteur n’avait que 25 ans en 1847), Semmelweis n’était pas capable d’expliquer le pourquoi du comment, mais les résultats pratiques étaient implacables.

Malheureusement, ces résultats ont été rejeté violemment par la communauté médicale. Notamment parce que le lavage de main proposé était un protocole pénible : 5 minutes à chaque fois. Et, surtout, parce qu’aucun médecin n’avait envie d’accepter d’avoir été responsable d’autant de décès évitables.

Si vous voulez écouter cette histoire plus en détails, elle est racontée par le génial Patrick Baud dans la vidéo ci-dessous :

La morale de l’histoire ? Il est très compliqué d’admettre qu’une pratique a des résultats médiocres quand on l’a soi-même pratiqué pendant plusieurs années. On a appelle d’ailleurs réflexe Simmelweis cette tendance à « rejeter des faits ou des savoirs nouveaux car ils sont en contradiction avec des croyances, des dogmes ou des paradigmes. »

Surtout si accepter ces faits demande des efforts encore plus grands. C’est ce que rapporte le DRH de Google dans son excellent livre Work Rules!: Insights from Inside Google That Will Transform How You Live and Lead.

« Les entretiens structurés sont plus fiables, même pour les postes dont le quotidien n’est pas structuré. Nous avons aussi remarqué que les candidats et les recruteurs vivent une meilleure expérience et sont perçues comme étant plus justes. Du coup, pourquoi n’y a-t-il pas plus d’entreprises qui les utilisent ? Et bien, ils sont plus durs à concevoir : vous devez les écrire, les tester et vous assurer que les recruteurs les respectent. En plus, vous devez continuellement les changer afin que les candidats ne puissent pas se communiquer les questions et y venir préparés. C’est un travail énorme mais c’est le seul choix puisque l’alternative est de gaspiller le temps de toute le monde avec un entretien classique qui est hautement subjectif, quand il n’est pas discriminatoire. » 

Effectivement, mettre en place des entretiens structurés représente une charge de travail énorme. Ce qui nous pousse inconsciemment à ne pas voir les évidences. Après tout « si tout ce que vous avez c’est un marteau, tout ressemblera pour vous à un clou ».

Tout n’est pas perdu : ce qui fonctionne

Il ne suffit pas de dire que les entretiens non-structurés ne fonctionnent pas bien (14% de corrélation pour la prédiction de performance). Reprenons l’étude de 1998 telle que résumée par le DRH de Google. Dans l’ordre croissant d’efficacité :

Les années d’expérience sur un poste similaire: 3%
Contrôle de références : 7%
Entretien non structuré : 14%
Test de capacités cognitives (QI par exemple): 26%
Entretien structuré : 26%
Demander un échantillon de travail : 29%

Première leçon : demander à un candidat de fournir un échantillon de travail (mise en situation) est la méthode la plus efficace. Par exemple, demander à un codeur de coder quelque chose ou à un blogueur d’écrire un article. Bien entendu, tous les postes ne s’y prêtent pas.

Deuxième leçon : l’entretien structuré est deux fois plus efficace que l’entretien non-structuré. La différence est énorme. Qu’appelle-t-on exactement un entretien structuré ? C’est un entretien où les questions sont les mêmes pour tous les candidats, indépendamment du recruteur, et sont assorties d’une grille d’évaluation. Je résume vraiment beaucoup. On aura l’occasion d’en reparler plus en détails si vous voulez.

Dans un entretien structuré il y a deux grandes familles de questions possibles : les questions situationnelles (ex : que feriez-vous si vous deviez gérer un client qui n’a pas reçu son colis ?) et les questions comportementales (ex: Parlez-moi d’une fois où vous avez dû prendre une bonne décision rapidement. Comment avez-vous réagi et quels furent les résultats ?).

Notez également que, pour plus de souplesse, beaucoup de recruteurs choisissent un entretien semi-structuré où l’introduction est non-structurée, le corpus est structurée et la conclusion est non-structurée afin de conserver le meilleur des deux mondes.

Troisième leçon : aucune des méthodes n’a de taux de corrélation pleinement satisfaisant. C’est pour cela que l’on recommande de toujours combiner les méthodes. Par exemple, lorsqu’on combine un entretien structuré, un échantillon de travail et un test on arrive à un taux de 63%.

Quatrième leçon : ne jamais prendre de décision seul. En effet, les biais sont beaucoup moins forts quand on est plusieurs. Pour une raison simple : on voit beaucoup plus facilement les biais quand ils sont chez l’autre !

Conclusion

Il y a une vraie discipline de l’entretien, avec des fondements théoriques solides et contre-intuitifs. Et, avant de discuter plusieurs heures avec Jean-Baptiste Audrerie, j’étais loin de me l’imaginer.

Or, la responsabilité qui pèse sur nous en tant que recruteur est cruciale. Au-delà de nos enjeux propres il y a de vrais enjeux de société. À ce titre, la simulation relatée par Google glace le sang. Ils ont programmé une simulation virtuelle où les recruteurs ont un biais d’un seul et unique pourcent en défaveur femmes. Ce qui veut dire que, toutes choses étant égales par ailleurs, quand le recruteur virtuel attribue une note de 90/100 à un homme, il attribuera une note de 89/100 à une femme. Ce qui est un très léger biais. Et bien, si on simule 20 ans d’entretien de recrutements et d’évaluation annuelle de performance dans ce sens, on arrive à la fin avec plus de deux tiers du top management qui devient masculin ! C’est la démonstration du fameux plafond de verre.

Si vous voulez rentrer plus en détails sur la question, l’expérience est relatée par Google dans cette vidéo :

Or, le souci c’est que les biais sont inconscients donc « tant que l’on ne réalise pas que l’on fait partie du problème, il est impossible de trouver une solution ». Nous avons tous l’impression d’y arriver, nous avons tous l’impression que les biais sont un problème qui ne touche que les autres. Mais il faut s’émanciper de cette intuition dangereuse.

J’ai d’ailleurs bien conscience, qu’en plus du travail sur les mentalités, il y a du pain sur la planche en matière de formation (tant au niveau des écoles qu’au niveau des entreprises). En effet, très peu d’entre nous ont été formé à la discipline de l’entretien. Or, comme nous l’avons vu, c’est une vraie discipline, qui ne saurait être improvisée. Je suis justement en train de me former (merci Jean-Baptiste) pour vous proposer très vite des articles de fond et deux ou trois modules complet sur LEDR Pro.

En attendant, j’invite les plus courageux et les plus courageuses d’entre vous à vous précipiter sur l’excellent livre du DRH de Google : Work Rules! : Insights from inside Google that will transform how you live and lead.

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